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Le 18 septembre, 2007 Politique
L’Express
du 29/11/2004
L’Histoire par
Stéphane Yerasimos [1]
« Entre désir d’Europe et crainte
de l’Europe »
propos
recueillis par Christian Makarian
Jusqu’au XIe
siècle de notre ère, époque tardive, le territoire de la "Turquie"
actuelle n’était pas peuplé par des Turcs. D’où viennent-ils ?
Il faut d’emblée
distinguer l’appartenance du territoire et celle du peuple. Le
territoire se rattache à l’Europe pour ce qui concerne la Thrace et
la partie occidentale de l’Asie Mineure qui faisait partie du monde
hellénistique puis byzantin. Pour ce qui est du peuplement, on ne
peut que se fier aux origines de la langue turque. Or les premiers
fragments de langue turque en notre possession proviennent de la
Mongolie actuelle, où les archéologues russes ont trouvé, au XIXe
siècle, une stèle datant des années 720 après Jésus-Christ. Quant au
mot « turc », il apparaît pour la première fois dans l’Histoire dans
les années 540, aussi bien dans les sources chinoises que
byzantines. Ces sources attestent, à la même époque, l’existence
d’un empire nomade turc, les Gökturk (Turcs célestes), dont le noyau
se situait en Mongolie mais qui s’étendait jusqu’à la mer d’Aral et
à la Caspienne. A partir du VIIIe siècle, les Turcs se déplacent
vers l’ouest, à travers l’actuel Turkestan chinois et l’Asie
centrale, arrivent en Iran et passent en Anatolie au XIe siècle. Ils
s’installent en Asie Mineure juste avant la première croisade après
avoir gagné la bataille de Mantzikert (1071), à l’est de la Turquie
actuelle, contre les Byzantins. Cela dit, les Turcs d’aujourd’hui
descendent autant des Turcs d’Asie centrale que les Français des
Gaulois.
« Chercher
l’origine ethnique des peuples est une erreur. C’est le fait
culturel qui importe, dont l’élément clef est constitué par la
langue »
C’est-à-dire ?
En s’installant
en Anatolie
(et en Arménie), les Turcs ont assimilé bon nombre de peuples
autochtones jusqu’alors inclus dans l’Empire byzantin. De même, en
envahissant les Balkans, différents groupes convertis à l’islam vont
se mélanger à eux. Une partie des musulmans caucasiens, chassés vers
le sud par la poussée russe, va suivre le même processus et se
fondre dans la population turque ; c’est également le cas des Tatars
de Crimée. Chercher l’origine ethnique des peuples est une erreur.
C’est le fait culturel qui importe, dont l’élément clef est
constitué par la langue.
Toujours est-il
que les Turcs ont mis plusieurs siècles à occuper pleinement la
« Turquie »...
Ils y arrivent
par étapes entre le XIe et le XIIIe siècle. Dans un premier temps,
ils sont influencés par la civilisation persane et arabe à travers
leur conversion à l’islam. Du reste, la langue officielle des
premiers Turcs qui s’installent en Anatolie, les Seldjoukides, est,
pour un temps, le persan. Et leur langue religieuse est l’arabe. Ce
n’est qu’ensuite que le turc prendra définitivement le dessus. Puis
ils assimilent la culture byzantine, en déclin politique mais très
élaborée sur le plan de la civilisation globale. Si bien que,
pendant très longtemps, les Turcs eux-mêmes vont d’abord se dire
ottomans. Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’ils commenceront à employer
à leur propre endroit le mot « Turc ». Jusqu’au début du XXe siècle,
le mot « Turc » est, pour les Turcs eux-mêmes, synonyme de
« rustre ». Ce sont le nationalisme turc et le kémalisme qui le
réhabiliteront après l’effondrement de l’Empire ottoman.
C’est aussi le
résultat d’une théorie, le touranisme, exacerbant la pureté ethnique
du peuple turc...
Il faut bien
comprendre une chose. Jusqu’au début du XXe siècle, les élites
turques se disent fermement ottomanes, tandis que, sous l’effet d’un
sursaut national qui s’étend tout au long du XIXe siècle, les
peuples européens de l’Empire s’émancipent l’un après l’autre.
Tandis que les Grecs, les Slaves, les Bulgares luttent pour
accroître leur propre territoire, être turc, c’est vouloir conserver
l’Empire contre les nouveaux Etats-nations. C’est pourquoi les Turcs
seront les derniers à verser dans le nationalisme. Même avec
l’avènement de la première révolution constitutionnelle, en 1908, le
Parlement turc compte des députés yéménites, irakiens, ou autres,
pour sauver l’idée d’empire. Ce n’est qu’après la guerre des
Balkans, en 1912, quand l’ensemble des pays balkaniques se
réunissent et chassent pratiquement les Turcs d’Europe, puis, avec
l’émancipation des Arabes, à partir de 1916, que les Turcs vont à
leur tour céder aux sirènes du nationalisme. Le transfert de
l’Ottoman vers le Turc se fait très brusquement. Car c’est en fait
le reliquat de l’Empire qui va constituer la Turquie actuelle.
C’est dans ce
contexte que la recherche des origines et le besoin de racines, qui
avaient commencé à la fin du XIXe siècle, rencontrent subitement un
vif intérêt ?
Les
intellectuels vont aller dans trois directions. Un premier ouvrage,
en français,
soutient que les Turcs
sont des Indo-Européens, ce que l’examen de la langue invalide
immédiatement. Un deuxième axe consiste à trouver des origines
locales ; on puise donc dans les antiques civilisations
anatoliennes, et on trouve les Hittites. Là encore, ça ne tient pas.
Enfin, on s’oriente vers le touranisme, visant à montrer que les
Turcs avaient un passé asiatique glorieux. Cette théorie connaît
trois phases. Avec les Jeunes-Turcs, jusqu’aux années 1920, elle
désigne un projet d’expansion vers le Caucase et l’Asie centrale.
Puis elle est reprise dans les années 1930 et le kémalisme, à des
fins purement nationalistes, pour montrer la continuité de la
grandeur turque. C’est seulement avec l’effondrement de l’URSS, à la
fin des années 1980, que l’idée d’une fraternité turque s’étendant
du Bosphore à la Chine recouvre une préoccupation stratégique et
économique.
Dans tout cela,
on voit mal ce que les Turcs ont d’européen si ce n’est la conquête
militaire... de l’Europe !
L’Empire ottoman
avait atteint le Danube bien avant la chute de Constantinople. Par
l’importance du territoire qu’il occupe en Europe, cet empire,
depuis le début du XVIe siècle et jusqu’à la fin de la Première
Guerre mondiale, fait partie de la politique européenne. Il n’y a
pas de guerre ni de paix en Europe qui ne concerne, directement ou
indirectement, l’Empire ottoman. A partir de la guerre de Crimée, en
1853, l’Empire ottoman, qu’on nomme « l’homme malade de l’Europe »,
fait partie des équilibres européens. Sur le plan géopolitique, il
ne fait aucun doute que la "Turquie" fait partie des équilibres
européens. Je ne crois pas que ce soit l’origine lointaine d’un
peuple qui marque son appartenance actuelle. Les Hongrois aussi ont
une origine asiatique, aussi lointaine que celle des Turcs.
Pourquoi la
« Turquie » » actuelle vante-t-elle alors la grande fraternité de
l’Asie centrale ?
Cette
inclination asiatique répond plus à un besoin de racines,
d’ancienneté et à des calculs économiques qu’à une volonté d’ « asianisme ».
Pourquoi ? Parce qu’à la fin de la Première Guerre mondiale les
Grecs et les Arméniens, notamment, ont développé un discours
affirmant que la « turcité » n’existait pas vraiment ou, en tout
cas, n’avait pas de substance en dehors de la réalité ottomane.
« Aujourd’hui
encore, le discours nationaliste extrémiste répète que la
« Turquie » s’est imposée, s’est forgée contre la volonté de
l’Europe »
Comment
expliquer que la république kémaliste des années 1920, 1930 et même
1940 n’insiste guère sur l’appartenance de la « Turquie » à
l’Europe ?
Il y a eu deux
mouvements parallèles. D’abord, un mouvement général
d’occidentalisation, qui commence dès la fin du XVIIIe siècle et qui
est à l’origine de la volonté de laïciser la société. Cela aboutit à
un discours nationaliste, porté par Mustafa Kemal, qui vise à
atteindre le niveau maximum de civilisation, c’est-à-dire le modèle
européen, tout en maintenant des racines purement turques.
L’européanisation est conçue comme un processus nationaliste, pour
être l’égal de l’Europe, pour devenir aussi fort qu’elle. Mais, en
même temps, l’occidentalisation soulève des réticences dues à la
conviction historique que la « Turquie » s’est faite contre
l’Europe. La guerre d’indépendance voit la « Turquie » s’affronter
militairement à des puissances européennes censées vouloir démembrer
la « Turquie », en particulier au profit de la Grèce et de
l’Arménie, considérées comme les intermédiaires des Alliés. Entre le
traité de Versailles et celui de Lausanne, en 1923, qui donne
satisfaction à la « Turquie », il y a le traité de Sèvres, en 1920,
qui attribue la côte égéenne à la Grèce et
(erratum : qui rend à l’Arménie une partie de ses territoires
ancestraux) une partie de « l’Anatolie de l’Est » à
l’Arménie. Aujourd’hui encore, le discours nationaliste extrémiste
répète que la « Turquie » s’est imposée, s’est forgée contre la
volonté de l’Europe. Il existe dans la société turque un courant
fort, que l’on appelle le « complexe de Sèvres », qui traverse
l’opinion laïque aussi bien que le camp musulman. Le conflit entre
désir d’Europe et crainte de l’Europe risque de durer un bon moment.
D’où le débat de fond qui sous-tend le processus d’intégration à
l’Europe : « Que faut-il prendre à l’Europe et que faut-il
laisser ? » Pour beaucoup de Turcs ruraux, séduits par le discours
du parti islamiste au pouvoir, l’Europe est une bonne affaire mais à
condition de maintenir la particularité culturelle et religieuse,
sans quoi la « Turquie »e serait dépersonnalisée. Quant aux
kémalistes, tenants de la laïcité, ils sont complètement
occidentalisés mais ce sont des souverainistes, très attachés au
maintien de l’Etat-nation. Cette position culmine avec les partis de
gauche, qui militent contre l’Europe au nom de l’anti-impérialisme.
En résumé, la « Turquie » est confrontée à la difficulté qu’a un
Etat-nation qui se considère encore comme jeune et fragile
d’intégrer un espace supranational. L’ensemble de ces facteurs
contribue à exacerber le nationalisme. L’obstacle majeur de
l’adhésion de la « Turquie » à l’Union européenne n’est pas tant
l’islam que le nationalisme.
[1]
Stéphane Yerasimos, professeur de géopolitique à
l’université Paris-VIII, coauteur d’Istanbul (Mazenod). |
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