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WAN © 2007

DOSSIER  RECOURS EUROPEENS

Le 18 septembre, 2007                                                                                                        Justice

 

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KOZACIOĞLU c. TURQUIE

(Requête no 2334/03)

ARRÊT - STRASBOURG

31 juillet 2007

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 En l'affaire Kozacıoğlu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Mme F. Tulkens, présidente,  
 MM. I. Cabral Barreto, 
  R. Türmen,  
  M. Ugrekhelidze, 
  V. Zagrebelsky,  
 Mme A. Mularoni, 
 MM. D. Popović, juges, 
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 2334/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İbrahim Kozacıoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 novembre 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est décédé le 9 mai 2005. Le 10 avril 2007, ses héritiers, MM. Sait Kozacıoğlu, Aydın Kozacıoğlu et Kenan Kozacıoğlu, ainsi que M mes Necla Kozacıoğlu (Güzey), Perihan Kozacıoğlu (Çetin), Süheyla Kozacıoğlu (Tuna) et Keriman Kozacıoğlu (Milli), ont exprimé le souhait de continuer l'instance devant la Cour. Pour des raisons d'ordre pratique, le présent arrêt continuera d'appeler M. İbrahim Kozacıoğlu le « requérant » bien qu'il faille aujourd'hui attribuer cette qualité à ses héritiers (voir Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999-VI).

2.  Le requérant est représenté par Mes T. Akıllıoğlu et A. Aktay, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, le requérant se plaint d'une atteinte à son droit au respect de ses biens. Il allègue également une violation de l'article 6 de la Convention.

4.  Le 15 juillet 2004, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5.  Le requérant était né en 1903 et résidait au moment des faits à Adana.

6.  Le 4 avril 2000, un immeuble, sis à İçel, appartenant au requérant fut exproprié par le ministère de la Culture au motif qu'il était classé en tant que « bien culturel ».

7.  Une commission d'experts chargée d'évaluer le bien en question considéra qu'il s'agissait d'un immeuble de deux étages en pierre de taille, desservi par les réseaux électrique et d'eau, et fixa sa valeur à 39 186 865 000 livres turques (TRL), sans tenir compte des caractéristiques propres de l'immeuble exproprié. Un montant de 36 856 865 000 TRL [65 326 euros (EUR) environ], charges déduites, fut versé au requérant à la date du transfert de propriété.

8.  Le 12 octobre 2000, le requérant introduisit un recours en augmentation de l'indemnité d'expropriation auprès du tribunal de grande instance de Tarsus. Il demanda qu'une nouvelle commission d'experts réévaluât l'immeuble en prenant en considération sa valeur historique. Il soutint que cet immeuble était classé en tant que bien culturel par la Commission pour la protection du patrimoine culturel et naturel d'Adana et qu'il était, en outre, enregistré à l'inventaire de la protection du patrimoine culturel et naturel du Conseil de l'Europe. Il sollicita enfin que la nouvelle commission prît en considération la valeur historique du bien et que, pour ce faire, un expert qualifié en histoire de l'art en fît partie. Par conséquent, il réclama la somme de 1 000 000 000 000 TRL [1 728 75 EUR environ] au titre d'indemnité complémentaire.

9.  Le 26 février 2001, le tribunal tint une audience et rejeta la demande du requérant de réévaluation de l'immeuble en fonction de sa valeur historique. Il considéra notamment que, selon l'article 11 § 1 de la loi n o 2942 relative à l'expropriation, la commission d'experts responsable de l'évaluation de l'immeuble ne pouvait évaluer la valeur que d'après les données objectives pouvant l'affecter. Il accepta en revanche qu'une nouvelle commission fût nommée afin d'évaluer l'immeuble et ordonna qu'elle fût composée d'un architecte, d'un expert en construction et d'un expert en immobilier.

10.  Les 10 mai et 12 juin 2001, deux commissions d'experts différentes rendirent des rapports concordants. Afin de déterminer la valeur de l'immeuble, les deux commissions se fondèrent sur l'indice des prix des constructions publié par le ministère de l'Urbanisme, dans la catégorie « immeubles à restaurer ». Partant, elles lui conférèrent une valeur de 90 724 294 000 TRL dans un premier temps. Elles portèrent ensuite cette somme à 181 448 588 000 TRL, indiquant que les caractéristiques architecturales, historiques et culturelles de l'immeuble justifiaient une augmentation de la valeur de l'immeuble de 100 %. Après avoir déduit l'indemnité d'expropriation déjà versée au requérant, elles fixèrent l'indemnité complémentaire à 144 591 723 000 TRL.

11.  Le 14 juin 2001, le requérant demanda un rapport d'expertise complémentaire au motif que les deux rapports précédents ne tenaient pas suffisamment compte des caractéristiques architecturales et historiques de l'immeuble dans la détermination de sa valeur.

12.  Le 15 juin 2001, le tribunal donna partiellement gain de cause au requérant et enjoignit l'administration de lui verser une indemnité complémentaire de 144 591 723 000 TRL [139 728 EUR environ], assortie d'intérêts légaux à compter du 3 octobre 2000.

13.  Le 19 novembre 2001, la Cour de cassation infirma le jugement. Elle estima qu'en vertu de l'article 15 d) de la loi no 2863 concernant la protection du patrimoine culturel et naturel, les caractéristiques architecturales et historiques ou celles découlant de la rareté d'un immeuble ne pouvaient entrer en jeu dans la détermination de la valeur de ce bien. En conséquence, une augmentation de 100 % du montant de l'indemnité complémentaire ne pouvait passer pour justifiée.

14.  Le 4 décembre 2001, le requérant demanda la rectification de l'arrêt de cassation. Il contesta le montant de l'indemnité d'expropriation et souligna notamment l'absence d'un critère légal permettant d'établir la valeur des immeubles constituant le patrimoine culturel et historique du pays. Il invoqua à cet égard l'article 6 de la Convention ainsi que l'article 1 du Protocole n o 1.

15.  Le 21 janvier 2002, la Cour de cassation rejeta la demande de rectification de l'arrêt du 19 novembre 2001.

16.  Le 15 février 2002, le tribunal se conforma à l'arrêt de cassation et fixa le montant de l'indemnité complémentaire à 53 867 429 000 TRL [45 980 EUR environ], assortie d'intérêts légaux à compter du 3 octobre 2000.

17.  Le 27 mai 2002, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal de première instance.

II.  LE DROIT ET PRATIQUE PERTINENTS

A.  Loi no 2863 du 21 juillet 1983 concernant la protection du patrimoine culturel et naturel

18.  L'article 15 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 concernant la protection du patrimoine culturel et naturel dispose :

« Les biens immobiliers faisant partie du patrimoine culturel ainsi que leur domaine de protection peuvent être expropriés selon les principes ci-dessous :

(...)

d)  dans le calcul de l'indemnité d'expropriation, la valeur de ces biens découlant de leur ancienneté, leur rareté et leurs caractéristiques artistiques ne sera pas prise en considération. »

B.  Conventions du Conseil de l'Europe

1.  La Convention du Conseil de l'Europe pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l'Europe adoptée le 3 octobre 1985

19.  La Convention se lit comme suit dans ses parties pertinentes :

Article 3

« Chaque Partie s'engage :

1.  à mettre en œuvre un régime légal de protection du patrimoine architectural ;

2.  à assurer, dans le cadre de ce régime et selon des modalités propres à chaque État ou région, la protection des monuments, des ensembles architecturaux et des sites. »

Article 4

« Chaque Partie s'engage :

(...)

2.  à éviter que des biens protégés ne soient défigurés, dégradés ou démolis. Dans cette perspective, chaque Partie s'engage, si ce n'est pas déjà fait, à introduire dans sa législation des dispositions prévoyant :

(...)

d)  la possibilité d'exproprier un bien protégé. »

2.  La Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société adoptée le 27 octobre 2005 et le rapport explicatif

20.  Le texte de cette Convention prévoit notamment :

Article 1 – Objectifs de la Convention

« Les Parties à la présente Convention conviennent :

a)  de reconnaître que le droit au patrimoine culturel est inhérent au droit de participer à la vie culturelle, tel que défini dans la Déclaration universelle des droits de l'homme ;

(...)

c)  de faire ressortir que la conservation du patrimoine culturel et son utilisation durable ont comme but le développement humain et la qualité de la vie ; (...) »

Article 4 – Droits et responsabilités concernant le patrimoine culturel

« Les Parties reconnaissent :

(...)

c)  que l'exercice du droit au patrimoine culturel ne peut faire l'objet que des seules restrictions qui sont nécessaires dans une société démocratique à la protection de l'intérêt public, des droits et des libertés d'autrui. »

Article 6 – Effets de la Convention

« Aucune des dispositions de la présente Convention ne sera interprétée :

a)  comme limitant ou portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être sauvegardés par des instruments internationaux, notamment par la Déclaration universelle des droits de l'homme et par la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ;

b)  comme affectant les dispositions plus favorables concernant le patrimoine culturel et l'environnement qui figurent dans d'autres instruments juridiques nationaux ou internationaux ;

c)  comme créant des droits exécutoires. »

21.  Les parties pertinentes du rapport explicatif disposent notamment :

Article 4 – Droits et responsabilités concernant le patrimoine culturel

« L'article 4 traite des droits et des responsabilités des individus en matière de patrimoine culturel.

(...)

c)  La clause autorisant une restriction dans l'exercice de ce droit et des libertés qu'il comporte, lie clairement son interprétation à l'esprit et aux mécanismes de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales. Les considérations concernant l'intérêt public (voir article 5a), par exemple pour protéger des composantes importantes du patrimoine culturel, doivent toujours être contrebalancées avec la nécessité de protéger les droits de propriété individuelle. »

C.  Droit comparé

22.  Dans les pays membres du Conseil de l'Europe, il est en principe admis qu'une compensation « équitable et juste » (Chypre et France), « équitable » (Estonie), « adéquate » (Slovaquie) et « appropriée » (Länder allemands) ou sur la base de la « valeur » (Lituanie), « valeur intégrale » (Albanie) ou « valeur courante » (Finlande), « valeur marchande » (Suède), du « prix équitable » (Italie) du bien exproprié doit être fixée afin de satisfaire aux exigences du principe de proportionnalité. Au Royaume-Uni, la valeur historique d'une propriété est considérée comme faisant partie des critères d'évaluation de ses « qualités intrinsèques » (voir Tadcaster Tower Brewery Co v. Wilson [1897] 1 Ch 705; Belton v LCC (1893) 68 LT 411). Aucun de ces pays n'exclut catégoriquement la prise en compte des caractéristiques architecturale et historique d'un bien exproprié dans la détermination de la compensation.

EN DROIT

I.  SUR LA RECEVABILITÉ

23.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, faute pour le requérant d'avoir soulevé ses griefs concernant l'absence de nomination des experts compétents devant les juridictions internes. Par ailleurs, se référant à l'affaire Gulizar Öz c. Turquie ((déc.), no 40687/98, 1 er juillet 2004), il soutient que le requérant aurait pu introduire un recours en réparation devant les juridictions administratives.

24.  Selon le Gouvernement, le requérant aurait également dû introduire sa requête dans un délai de six mois suivant l'expropriation.

25.  Le requérant conteste ces thèses.

26.  Tout d'abord, la Cour observe que, contrairement à l'argument du Gouvernement selon lequel le requérant n'a jamais soulevé ses griefs concernant l'absence de nomination des experts compétents devant les juridictions internes, celui-ci a, à tous les stades de la procédure, contesté la nomination des experts et demandé que la valeur historique de son bien soit prise en considération (paragraphes 8, 11 et 14 ci-dessus).

27.  Ensuite, la Cour rappelle qu'un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants. Lorsqu'une voie de recours a été utilisée, l'usage d'une autre voie dont le but est pratiquement le même n'est pas exigé (voir, par exemple, Patrícia Raquel Real Alves c. Portugal (déc.), no 19485/02, 9 novembre 2004). En l'espèce, il suffit à la Cour de relever que, se fondant sur l'article 15 d) de la loi n o 2863 du 21 juillet 1983 concernant la protection du patrimoine culturel et naturel, le 27 mai 2002, la Cour de cassation a confirmé définitivement la décision rendue par le tribunal de grande instance, rejetant partiellement le recours en augmentation de l'indemnité d'expropriation introduit par le requérant (paragraphe 17 ci-dessus). De même, le requérant a introduit sa requête dans un délai de six mois suivant cette décision.

28.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que le requérant a fait tout ce qu'on pouvait raisonnablement attendre de lui afin d'épuiser les voies de recours internes et qu'il a respecté la règle de six mois prévue par l'article 35 § 1 de la Convention. Elle rejette ainsi les exceptions soulevées par le Gouvernement et constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

Il convient donc de déclarer la requête recevable.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

29.  Le requérant allègue une violation de l'article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »

30.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse. Il affirme qu'eu égard à la marge d'appréciation que cet article laisse aux autorités nationales, l'indemnisation fixée par les juridictions internes était raisonnablement en rapport avec la valeur du bien exproprié. Par ailleurs, il soutient qu'en raison des caractéristiques historiques et/ou artistiques, le bien litigieux fait partie de l'héritage commun.

31.  Le requérant se plaint d'une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1, dans la mesure où le montant du complément de l'indemnité d'expropriation fixé par les juridictions internes ne correspondait pas à la valeur réelle de l'immeuble exproprié. Il soutient notamment que le droit turc n'offre pas une indemnisation adéquate, faute de critères permettant d'établir la valeur des immeubles constituant le patrimoine culturel et historique du pays, tel que l'immeuble dont il était propriétaire.

32.  La Cour note qu'il n'est pas contesté que l'expropriation de l'immeuble du requérant classé en tant que « bien culturel », constitue une ingérence dans le droit au respect du bien du requérant au sens de l'article 1 du Protocole n o 1. La situation dont se plaint le requérant relève sans contredit de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole no 1, qui régit l'expropriation.

33.  De l'avis de la Cour, l'expropriation poursuivait un but légitime dans le cadre de la protection du patrimoine culturel d'un pays (voir, mutatis mutandis, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 112, CEDH 2000-I, SCEA Ferme de Fresnoy c. France (déc.), no 61093/00, CEDH 2005-..., et, en dernier lieu, Debelianovi c. Bulgarie, no 61951/00, § 54, 29 mars 2007). A cet égard, la Cour renvoie au texte de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société qui affirme notamment que la conservation du patrimoine culturel et architectural et son utilisation durable ont comme but le développement humain, et à la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l'Europe qui prévoit des mesures concrètes visant notamment le patrimoine architectural (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

34.  La Cour rappelle cependant qu'une ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu (voir, entre autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 26, § 69).

35.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d'indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d'une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. De l'autre côté, l'article 1 du Protocole n o 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale ( Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 95, CEDH 2006-...).

36.  Par ailleurs, on peut accepter que des objectifs légitimes « d'utilité publique », tels qu'en poursuivent des mesures tendant à la conservation du patrimoine culturel, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur tenant aux caractéristiques des biens expropriés (voir, mutatis mutandis, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1986, série A n o 102, § 121). Le rôle de la Cour se limite en l'espèce à rechercher si, en arrêtant les modalités d'indemnisation, le gouvernement défendeur a rompu le jusque équilibre recherché.

37.  En l'occurrence, la Cour constate qu'une commission d'experts a d'abord fixé à 39 186 865 000 TRL l'indemnité d'expropriation sans tenir compte de la valeur historique de l'immeuble exproprié (paragraphe 7 ci-dessus). A la suite du recours du requérant, deux commissions d'experts ont conféré une valeur de 90 724 294 000 TRL dans un premier temps, se fondant sur l'indice des prix des constructions publié par le ministère de l'Urbanisme, dans la catégorie « immeubles à restaurer ». Elles ont ensuite porté cette somme à 181 448 588 000 TRL, indiquant que les caractéristiques architecturales, historiques et culturelles de l'immeuble justifiaient une augmentation de la valeur de l'immeuble de 100 % (paragraphe 10 ci-dessus).

38.  Quant au tribunal de grande instance, le 15 juin 2001, il a fait sienne l'estimation des expertises et a enjoint à l'administration de verser au requérant une somme complémentaire (paragraphe 12 ci-dessus). Cependant, ce jugement a été infirmé par la Cour de cassation, laquelle, se référant à l'article 15 d) de la loi n o 2863 concernant la protection du patrimoine culturel et naturel, a estimé que les caractéristiques architecturales et historiques ou celles découlant de la rareté d'un immeuble ne pouvaient entrer en jeu dans la détermination de la valeur de ce bien (paragraphe 13 ci-dessus).

39.  Ainsi, la Cour note que ni au moment de la détermination de l'indemnité d'expropriation ni à celui de la procédure relative à l'augmentation de cette indemnité, la valeur historique du bien expropriée n'a été prise en considération dans le calcul de la compensation, et ce en vertu de l'article 15 d) de la loi n o 2863 (paragraphe 16 ci-dessus). Comme le démontrent les deux expertises effectuées sur le plan interne (paragraphe 10 ci-dessus), on peut raisonnablement conclure que si l'immeuble en question avait été évalué en tenant compte de sa valeur historique, le requérant aurait pu obtenir une compensation bien supérieure à celle qu'il avait reçue.

40.  Pour la Cour, ce défaut total de prise en considération de la valeur historique du bien dans le calcul de l'indemnité est de nature à rompre le juste équilibre voulu et prive ainsi le requérant de la valeur liée aux caractéristiques propres du bien exproprié.

41.  Pour arriver à cette conclusion, la Cour a également tenu compte de la pratique des États membres du Conseil de l'Europe en la matière. Même s'il est difficile de déceler une norme précise ou des critères d'évaluation communs, la pratique dans plusieurs de ces États démontre que la possibilité de tenir compte de l'éventuelle valeur intrinsèque des caractéristiques d'un bien exproprié ne peut pas être écartée catégoriquement dans la détermination d'une compensation adéquate. Par ailleurs, les textes internationaux pertinents soulignent que « les considérations concernant l'intérêt public (...), par exemple pour protéger des composantes importantes du patrimoine culturel, doivent toujours être contrebalancées avec la nécessité de protéger les droits de propriété individuelle » (voir l'article 4 c) du rapport explicatif de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe, paragraphe 21 ci-dessus). Par conséquent, pour la Cour, une somme raisonnablement en rapport avec ces caractéristiques doit être fixée afin de satisfaire aux exigences de proportionnalité entre l'ingérence dans le droit de propriété et le but d'intérêt général poursuivi.

42.  Partant, il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

43.  Le requérant se plaint en outre du manque d'équité de la procédure devant les juridictions internes, dans la mesure où celles-ci ont refusé de nommer un expert qualifié en histoire de l'art afin d'évaluer les caractéristiques culturelles et historiques de l'immeuble. Il invoque l'article 6 de la Convention.

44.  Eu égard au constat relatif à l'article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a eu, en l'espèce, violation de cette disposition.

IV.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

46.  Le requérant réclame 1 392 037 EUR au titre du préjudice matériel qu'il aurait subi. Il présente à cet égard un calcul hypothétique sur la valeur de son bien, prenant en considération notamment le montant qu'il avait demandé devant les juridictions nationales, à savoir la somme de 1 000 000 000 000 TRL [1 728 75 EUR environ]. Il réclame également 20 000 dollars américains (USD) [15 347 EUR environ] pour dommage moral.

47.  Le Gouvernement, qui conteste le bon état de l'immeuble exproprié, estime que les prétentions du requérant sont exagérées.

48.  Dans la présente affaire, la Cour vient de constater que le « juste équilibre » n'a pas été respecté en raison du défaut total de prise en considération de la valeur historique du bien exproprié dans le calcul de l'indemnité (paragraphe 40 ci-dessus). Cependant, elle a noté que des objectifs légitimes « d'utilité publique », tels qu'en poursuivent des mesures tendant à la conservation du patrimoine culturel, peuvent justifier un remboursement inférieur à la pleine valeur tenant aux caractéristiques des biens expropriés (paragraphe 36 ci-dessus). A la lumière de ces considérations et eu égard aux conclusions des expertises réalisées sur le plan interne (paragraphe 10 ci-dessus), la Cour, statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, alloue à l'intéressé, pour dommage matériel, la somme de 75 000 EUR.

49.  Quant au dommage moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation de l'article 1 du Protocole no 1 constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

B.  Frais et dépens

50.  Le requérant demande 5 000 USD [3 837 EUR environ] pour les frais et dépens.

51.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

52.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, la Cour constate que le requérant n'a pas ventilé ses prétentions dans la mesure où il n'a pas fourni de décompte du travail effectué par ses avocats ni justifié toutes les dépenses prétendument engagées. Elle estime toutefois que l'intéressé a indéniablement encouru des frais et dépens pour la présentation de sa requête et estime raisonnable de les rembourser à la hauteur forfaitaire de 1 000 EUR. En conséquence, elle accorde cette somme au requérant à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

53.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2.  Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 ;

3.  Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de l'article 6 de la Convention ;

4.  Dit, par quatre voix contre trois, que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

5.  Dit, par quatre voix contre trois,

a)  que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 75 000 EUR (soixante-quinze mille euros) pour dommage matériel et 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

6.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 juillet 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé F. Tulkens 
 Greffière Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune de MM. Cabral Barreto, Türmen et Ugrekhelidze.

F.T. 
S.D.

 OPINION DISSIDENTE COMMUNE DE MM LES JUGES CABRAL BARRETO, TÜRMEN ET UGREKHELIDZE

Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à l'avis de la majorité, selon lequel il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 en cette affaire.

Nous observons qu'il s'agit en l'espèce d'une expropriation légale qui poursuivait un but légitime dans le cadre de la protection du patrimoine culturel d'un pays. Comme le souligne l'arrêt, la conservation du patrimoine culturel et architectural et son utilisation durable ont comme but le développement humain. Les textes internationaux pertinents, tels que la Convention-cadre du Conseil de l'Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société et la Convention pour la sauvegarde du patrimoine architectural de l'Europe, prévoient des mesures concrètes visant le patrimoine historique, architectural et archéologiques (paragraphes 19 et 20 de l'arrêt).

Nous considérons que, comme l'a noté la Cour dans ses deux décisions du 26 juin 2007 (Perinelli et autres c. Italie, no 7718/03 ; Longobardi et autres c. Italie, no 7670/03), « la nécessité de protéger le patrimoine culturel et architectural représente une exigence fondamentale, et ce particulièrement dans un pays accueillant une partie considérable du patrimoine archéologique mondial ». Ces considérations valent également en l'espèce.

Alors que le classement du terrain des requérants italiens en zone d'intérêt archéologique frappée d'une interdiction absolue de construire a constitué, sans nul doute, une ingérence dans leur droit garanti par l'article 1 du Protocole n o 1, aucune compensation n'est prévue en droit interne. Afin de justifier l'absence de toute indemnisation, la Cour s'est fondée notamment sur cette nécessité de protéger le patrimoine culturel et architectural.

Nous pouvons partager cet argument. Nous pensons également que l'approche adoptée dans ces affaires italiennes est transposable à la présente espèce. Il est vrai qu'en l'espèce, M. Kozacıoğlu a été privé de sa propriété, ce qui relève du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n o 1. Néanmoins, d'une part, une indemnité d'expropriation lui a été versée (paragraphe 7 de l'arrêt) et, d'autre part, il a obtenu une indemnité complémentaire (paragraphe 16 de l'arrêt).

A nos yeux, dans le cas d'espèce, il est plus juste de considérer que les paragraphes 1 et 2 de l'article 1 du Protocole no 1 forment un tout et que nulle cloison étanche ne les sépare. A cet égard, le fait que dans le calcul de cette indemnité, la valeur historique du bien n'ait pas été prise en considération ne constitue pas un élément déterminant, dans la mesure où, comme l'a accepté la majorité, « on peut accepter que des objectifs légitimes « d'utilité publique », tels qu'en poursuivent des mesures tendant à la conservation du patrimoine culturel, peuvent militer pour un

remboursement inférieur à la pleine valeur tenant aux caractéristiques des biens expropriés » (paragraphe 36 de l'arrêt). Par ailleurs, en la matière, « il est difficile de déceler une norme précise ou des critères d'évaluation communs » applicables dans les États européens, tandis que « la pratique dans plusieurs de ces États démontre que la possibilité de tenir compte de l'éventuelle valeur intrinsèque des caractéristiques d'un bien exproprié ne peut pas être écartée catégoriquement dans la détermination d'une compensation adéquate. » (paragraphes 21 et 41 de l'arrêt). Toutefois, puisqu'on ne peut parler d'un « standard européen » et qu'il existe « une exigence fondamentale », telle la protection du patrimoine historique, architectural, les États contractant doivent bénéficier d'une large marge d'appréciation en la matière.

Nous considérons que la solution adoptée dans les deux affaires italiennes précitées confirme cette conclusion, dans la mesure où le classement du terrain des requérants en zone d'intérêt archéologique entrainait une interdiction absolue de construire, et cette situation peut même être assimilée à une « expropriation de facto ». La logique inhérente à ces décisions donne à penser que l'absence d'indemnité ne rompt pas automatiquement le juste équilibre voulu, alors qu'en l'espèce M. Kozacıoğlu a bel et bien obtenu une indemnité.

Nous constatons également qu'au titre de la satisfaction équitable, la Cour a décidé d'allouer 75 000 euros au requérant (paragraphe 48 de l'arrêt), alors que si elle se fondait sur la somme fixée par les experts internes, il aurait fallu lui accorder une somme plus élevée (paragraphe 10 de l'arrêt). Cela signifie qu'il n'existe aucun critère d'évaluation objectif. Nous considérons qu'en la matière, les États contractants, en particulier ceux qui accueillent une partie considérable du patrimoine historique, architectural et archéologique – tels la Turquie – doivent jouir d'une grande marge d'appréciation pour la réalisation des objectifs énumérés dans les textes internationaux pertinents.

Dans ces conditions, et compte tenu de la large marge d'appréciation dont jouissent les États en la matière, nous sommes convaincus que l'État défendeur, qui a payé une indemnité adéquate à la suite de l'expropriation du bien en question, n'a pas rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l'intérêt général tenant de la conservation du patrimoine historique, architectural et archéologique. De même, l'absence de prise en considération de la valeur historique du bien dans le calcul de l'indemnité ne saurait constituer – en soi – une violation de l'article 1 du Protocole n o 1.

ARRÊT KOZACIOĞLU c. TURQUIE

ARRÊT KOZACIOĞLU c. TURQUIE – OPINION DISSIDENTE COMMUNE 
 DE MM. CABRAL BARRETO, TÜRMEN ET UGREKHELIDZE

 

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