Le 18 septembre, 2007
Justice
ANCIENNE DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TEREN
AKSAKAL c. TURQUIE
(Requête no
51967/99)
ARRÊT - STRASBOURG
11 septembre 2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les
conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut
subir des retouches de forme.
En l'affaire Teren Aksakal c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de
l'Homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre
composée de :
MM. J.-P.
Costa,
président ,
I.
Cabral Barreto,
R.
Türmen,
M.
Ugrekhelidze,
Mmes A.
Mularoni,
E.
Fura-Sandström,
M. D.
Popović,
juges
,
et de Mme
S.
Dollé,
greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 3 juillet 2007,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une
requête (no 51967/99) dirigée contre la République de
Turquie et dont une ressortissante de cet Etat, M
me Teren Aksakal (« la
requérante »), a saisi la Cour le 29 juillet 1999 en vertu de
l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et
des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par
Me M. A. Kırdök, avocat à İstanbul. Le gouvernement turc
(« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 15 mars 2005, la Cour a décidé
de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des
dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient
examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de
l'affaire.
4. Le 14 novembre 2006, la Section II
a indiqué sa volonté de déférer l'affaire devant la Grande Chambre.
Le Gouvernement, par une lettre du 11 décembre 2006, s'est opposé à
cette possibilité. Ainsi, l'affaire est restée devant la Chambre
(ancienne deuxième section).
EN FAIT
5. La requérante est née en 1940 et
réside à İstanbul. Elle est l'épouse de M. Cengiz Aksakal (« C.A »),
décédé le 12 novembre 1980.
6. Le 12 septembre 1980, l'état de
siège fut proclamé en Turquie suite à l'intervention militaire de
l'armée.
7. Le 18 octobre 1980, C.A., qui
était instituteur au village de Veliköy du département d'Artvin, se
rendît aux gendarmes lors d'une opération militaire et fut placé en
garde à vue. Il était soupçonné d'appartenir à l'organisation
illégale «
Dev-Yol »
(voie révolutionnaire). Il passa les trois premiers jours de sa
garde à vue au commissariat de la gendarmerie de Veliköy et les cinq
suivants au commissariat de la gendarmerie du district de Şavşat.
C.A., qui était en bonne santé lors de sa détention dans ces deux
postes, n'y fut pas interrogé.
8. Le 26 octobre 1980, transféré à
Artvin, il fut interrogé dans une salle de sport jusqu'au 2 novembre
suivant. Ce jour-là, on l'incarcéra à la maison de surveillance de
l'état de siège («
sıkıyönetim gözetim evi »).
9. Ayant eu un malaise le 3 novembre
1980, C.A. fut hospitalisé à Artvin, dans un état pré-comateux. Le 5
novembre 1980, il fut transféré en ambulance à l'hôpital de Trabzon
où il décéda le 12 novembre 1980.
10. Selon le rapport d'autopsie
établi le 13 novembre 1980, les traces suivantes furent constatées
sur le corps du défunt :
« Des éraflures d'une dimension de 3x3
cm, allant de l'extérieur vers l'intérieur des huitième et neuvième
côtes et dont les croûtes sont en train de tomber ; sur le poignet
droit et à l'intérieur du poignet, une trace de couleur marron, e
n forme de deux bracelets
parallèles d'une épaisseur de 1,5 cm et sur la trace, deux blessures
qui perdent la croûte ; sur le poignet gauche la même trace,
d'une épaisseur de 1,5 cm ; à l'extrémité gauche du pénis, une
blessure sans croûte ; sur le pied gauche une lésion avec croûte de
2x1 cm, avec, en dessous, un hématome de 3x3 cm ; quatre lésions
avec croûte sous le genou gauche, une lésion avec croûte de 5x1 cm à
l'intérieur du tibia gauche, (...) ; hématomes au dessus et à
l'extérieur du pied droit. »
11. La cause du décès n'ayant pas pu
être établie à partir des ces données, une autopsie classique fut
effectuée. L'examen du crâne et de la cage thoracique révéla « une
ecchymose de 3x4 cm à l'arrière, un large hématome dans la cavité
cervicale ; un état infectieux aux poumons (...) ». Un examen
pathologique fut considéré nécessaire.
12. Dans sa plainte déposée devant le
procureur de la République le 28 janvier 1981, la requérante
précisa :
« Deux militaires accompagnés du
précepteur du village sont venus chez nous la veille de la fête
religieuse. Ils ont amené mon mari en disant que le lieutenant
voulait lui parler. Il a été retenu à la gendarmerie du village
environ quatre jours. Durant cette période, je pouvais lui rendre
visite et il allait bien. Ensuite, il a été transféré à la
gendarmerie du district de Şavşat ; je ne pouvais plus le voir. On
m'a dit qu'il y était resté six jours, puis amené à Artvin (...).
Lorsqu'on a amené son corps chez moi, j'ai vu des enflures et des
traces de blessure. Sa langue était aussi grande que la langue d'un
animal, trois de ses dents étaient cassées, (...) il y avait des
traces de tortures sur tout le corps. Avant d'être arrêté, il
n'avait aucun problème de santé. »
13. Selon le rapport d'instruction
administrative (idari
tahkikat raporu) du 15 février 1981 signé par trois
officiers, lors d'une opération militaire effectuée le 18 octobre
1980, C.A. avait été arrêté après avoir obtempéré à la sommation de
se rendre. Le même jour, il avait été placé en garde à vue à la
gendarmerie de Veliköy, où il était resté trois jours. Il avait
passé les cinq jours suivants dans les locaux de la gendarmerie du
district de Şavşat. Pendant ce délai, aucun problème de santé
n'avait été relevé. Le 26 octobre 1980, C.A. avait été transféré à
la préfecture de police d'Artvin où il avait été interrogé. Retenu
dans les locaux de la préfecture pendant sept jours, le 2 novembre
1980, il avait été transféré à la maison de surveillance (
« Gözetim
evi ») rattachée au commandement de l'état de siège. Selon le
registre de cet établissement, aucun signe de maladie n'avait été
constaté lors de l'arrivée de l'intéressé. Le lendemain, à sa
demande, ce dernier avait été transféré à l'hôpital d'Artvin. Le
médecin en chef de cet hôpital déclara avoir demandé à C.A. s'il
avait reçu un coup sur la tête ou sur le corps ; celui-ci lui aurait
répondu par la négative. Selon le rapport établi à l'hôpital, une
méningite et une pneumonie furent diagnostiquées. Deux jours plus
tard, le malade avait été transféré à l'hôpital de Trabzon où il
était décédé le 12 novembre suivant. Le rapport concluait qu'il
s'agissait d'une « mort naturelle » (
«ecel»).
14. Le 15 juin 1981, trois
fonctionnaires de police, S.A., İ.Ü. et H.Ö. furent auditionnés en
tant que suspects par le procureur de la République de l'état de
siège. Il s'agissait des policiers ayant recueilli la déposition de
C.A., le 21 octobre 1980, dans une pièce de la salle de sport. Les
policiers déclarèrent tous n'avoir infligé aucun mauvais traitement
à C.A., et n'avoir constaté, lors de l'interrogatoire, aucune preuve
à la charge de l'intéressé. H.Ö. précisa que, le 26 octobre 1980,
lors de la rédaction du procès-verbal en présence de C.A, ce dernier
gémissait. Quand le policier s'enquit sur son problème, ce dernier
aurait répondu qu'il avait pris froid et qu'il avait des douleurs à
la poitrine. Les trois policiers soulignèrent qu'ils ont remis C.A.
à la gendarmerie le 26 octobre 1980, qu'il aurait dû le même jour
être placé dans la maison d'arrêt militaire d'Artvin, alors qu'il
fut retenu en garde à vue par la gendarmerie jusqu'au 1er
novembre suivant, nonobstant l'ordre du commandement de l'état de
siège.
15. Le 11 novembre 1981, à la demande
du parquet de Şavşat, le corps de C.A. fut exhumé afin d'examiner le
crâne du défunt. Selon le rapport du 21 septembre 1982 dressé par
l'institut médico-légal, aucun syndrôme traumatique ne fut décelé
sur le crâne, à part un décollement à la suture temporo-occipitale
droite.
16. Selon le rapport du 3 décembre
1982 établi par l'institut médico-légal à İstanbul suite à l'examen
pathologique des éléments prélevés sur le corps de C.A., ce dernier
était décédé suite à une pneumonie avec hémorragie spinale (
« subaraknoidal kanama ») ayant duré sept jours, et ne
présentait pas de signe de lésion traumatique.
17. Dans un acte d'accusation du 19
avril 1983 établi par le parquet militaire près le commandement de
l'état de siège, les trois fonctionnaires de police (paragraphe 14
ci-dessus) exerçant, à l'époque des faits, à la préfecture de police
d'Artvin, furent accusés d'avoir causé la mort de C.A. après l'avoir
torturé. Le procureur souligna que les accusés avaient interrogé
C.A. dans une salle de sport au lieu de locaux habituels et qu'ils
avaient dissimulé leurs noms en bas de sa déposition, en violation
du règlement en la matière. Il cita également les dépositions de
plusieurs témoins ayant vu C.A. dans les locaux de la préfecture de
police d'Artvin, une fois accroché au mur en position de croix, une
autre fois dans un état déplorable, paralysé, incapable de parler.
18. La requérante se constitua partie
intervenante à la procédure pénale intentée devant le tribunal
militaire n
o 2 d'Erzurum rattaché au
commandement de l'état de siège (« le tribunal militaire »).
19. Le 31 août 1983, un officier de
la gendarmerie, F.I., auditionné en tant que témoin devant le
tribunal militaire, déclara avoir « peut-être vu » l'interrogatoire
de C.A., mais n'y avoir pas participé. Il précisa n'avoir constaté
aucun mauvais traitement lors de cet interrogatoire qui s'était
déroulé à l'étage supérieur des locaux de la gendarmerie ou bien
dans la salle de sport. Il souligna qu'en tant que commandant du
centre de la gendarmerie (
jandarma
merkez komutanı), sa tâche se limitait à désigner les gardes
des équipes d'interrogatoire.
20. Le rapport du 17 février 1984
adopté à l'unanimité par l'assemblée plénière de l'Institut
médico-légal établit :
« C.A. fut amené le 3 novembre 1980,
alors qu'il était en garde à vue, à l'hôpital d'Artvin, dans un état
comateux. Les premiers soins lui furent administrés selon le
diagnostic établi de méningite et de pneumonie. Le 5 novembre
suivant, il fut transféré à l'hôpital de Trabzon dans un état
comateux, avec une hémiplégie à gauche. Il décéda le 12 novembre
1980. Les ecchymoses constatées lors de l'autopsie démontraient
qu'il s'agissait de violences et voies de fait et que l'intéressé
était décédé d'une hémorragie intracrânienne. Lorsque l'on considère
l'évolution clinique, l'on constate un état pathologique
préexistant, qui a préparé le terrain pour l'hémorragie qui fut
déclenchée par le trauma. Un lien de causalité étant établi entre le
trauma crânien et le décès, les articles 451 ou 452 § 2 du code
pénal sont applicables en l'espèce. »
21. Les accusés nièrent les faits
reprochés tout au long de la procédure. Ils déclarèrent n'avoir eu
de contact avec C.A. qu'au début de l'interrogatoire. Certains
témoins ayant déposé à la charge des accusés rétractèrent par la
suite leurs déclarations.
22. Par un jugement du 15 mai 1984,
les accusés furent condamnés chacun à trois ans et quatre mois
d'emprisonnement en vertu des articles 243 et 452 § 2 du code pénal.
23. Les accusés, la requérante et le
commandant de l'état de siège se pourvurent en cassation.
24. Par un arrêt rendu le 28 décembre
1984, la Cour de cassation militaire cassa le jugement rendu en
première instance, au motif que les degrés de responsabilité des
autres personnes, notamment des officiers et membres de
l'Organisation nationale de renseignements (
Millî
İstihbarat Teşkilatı, ci-dessous « MIT
») ayant assisté à l'interrogatoire de C.A. n'avaient pas
été déterminés et que les témoins des accusés n'avaient pas été
entendus.
25. Après avoir procédé à un examen
plus approfondi et auditionné de nouveaux témoins, par un nouveau
jugement du 4 mars 1986, le tribunal de première instance acquitta
les trois policiers pour insuffisance de preuves.
26. La requérante se pourvut en
cassation une seconde fois.
27. Par un arrêt du 15 octobre 1986,
la Cour de cassation militaire infirma à nouveau le jugement rendu
en première instance. Dans son arrêt, elle précisa qu'il n'y avait
aucune inscription concernant C.A. dans le registre du commandement
de Veliköy, qu'il n'y avait donc pas d'informations précises sur les
dates de son arrivée et son transfert, ni sur l'identité des
responsables qui s'étaient chargés de son cas. Elle ajouta que le
dossier ne contenait en outre aucune information quant au lieu et
aux conditions de l'interrogatoire préliminaire effectué le 21
octobre 1980, ni sur les conditions exactes de celui du 26 octobre
suivant. La Cour de cassation souligna que, même si les accusés
avaient déclaré que le défunt n'était pas « un suspect d'importance
majeure », le fait que des agents de la
MİT
avaient participé à son interrogatoire plaidait pour le contraire.
Selon la Cour de cassation, le traitement qui lui fût infligé par la
suite confirmerait d'ailleurs cette thèse. Elle conclut qu'étant
donné que C.A. fut interrogé et torturé lors de sa détention dans
les locaux de la gendarmerie et ce jusqu'au 2 octobre 1980 par les
accusés et d'autres personnes dont les fonctions ne sont pas
déterminées, ces lacunes dans l'instruction devaient être réparées
et notamment, les gendarmes, membres de la
MİT
et autres personnes qui étaient présents au moment et lieu des faits
devraient être interrogés.
28. Le 28 janvier 1987, la
reconnaissance par la Turquie du droit de recours individuel a pris
effet.
29. Le dossier retourna devant le
tribunal militaire qui, après l'avoir réexaminé à la lumière de
nombreux nouveaux témoignages et par une décision du 16 août 1988,
maintint sa décision d'acquittement. Il conclut que l'acte de
torture avait été commis entre le 26 octobre et le 2 novembre 1980,
par d'autres personnes que les accusés. Il signifia par un avis (
ihbar)
qu'une nouvelle instruction devrait être ouverte par le parquet
d'Artvin. Cette décision devint définitive le 21 décembre 1988.
30. L'instruction, ainsi que la
correspondance entre les instances militaires et le parquet d'Artvin
se poursuivit. Cependant, un officier de la gendarmerie, M.C.,
auditionné en tant que témoin le 3 avril 1990 par commission
rogatoire devant le tribunal correctionnel d'Akyazı, déclara avoir
pris congé le 12 octobre 1980, ce pour une période d'un an.
31. Par un acte d'accusation du 21
juin 1990, le procureur près la cour d'assises d'Artvin (« cour
d'assises ») imputa les actes de torture ayant abouti à la mort de
C.A. à deux nouveaux accusés : F.I. et M.C., officiers de la
gendarmerie d'Artvin, qui avaient été entendus comme témoins devant
les instances militaires (paragraphes 19 et 30 ci-dessus).
32. La requérante se constitua partie
intervenante à la procédure devant la cour d'assises.
33. Devant cette juridiction, les
audiences eurent lieu mensuellement. Une dizaine de témoins furent
auditionnés, dont une partie par commission rogatoire. Un certain
nombre d'audiences furent reportées du fait des difficultés
rencontrées pour obtenir la comparution de témoins dont la majorité
était des codétenus du défunt, présents dans les locaux où la
torture lui fut infligée. Tous les témoins déclarèrent avoir vu C.A.
torturé, et certains d'entre eux avoir aperçu les accusés dans les
lieux du crime.
34. Lors de l'audience du 8 octobre
1990, la requérante précisa entre autres que son mari était dans un
état méconnaissable lorsqu'elle l'a vu à l'hôpital de Trabzon. Elle
déposa une plainte contre le premier médecin qui avait examiné son
mari à Artvin et dressé un certificat mensonger selon elle,
dissimulant l'état de C.A.
35. Par une décision du 30 janvier
1991, en vertu des articles 243 § 2 et 452 § 2 du code pénal, la
cour d'assises condamna les deux accusés à des peines
d'emprisonnement de quatre ans et deux mois. Elle les déclara
également interdits de la fonction publique pour la même durée.
36. Sur le pourvoi des accusés, par
un arrêt du 10 juillet 1991, la Cour de cassation infirma cette
dernière décision, au motif de lacunes dans l'instruction. Il
s'agissait de résoudre une contradiction quant aux dates de congé
des accusés, ainsi que de vérifier si les dates de détention des
témoins et celles de C.A. coïncidaient effectivement.
37. Après avoir réparé les lacunes
soulignées par la Cour de cassation, le 16 septembre 1992, la cour
d'assises décida d'acquitter les deux accusés pour insuffisance de
preuves.
38. La requérante se pourvut en
cassation contre cette dernière décision.
39. Par un arrêt du 6 juillet 1993,
la Cour de cassation infirma la décision au motif que, conformément
à l'article 253 du code de procédure pénale, les accusés qui étaient
officiers au moment des faits ne pouvaient être jugés sans
l'autorisation du ministère de la Justice.
40. Par une décision du 19 janvier
1994, la cour d'assises suspendit le procès pour ce même motif.
41. L'autorisation en question ayant
été accordée par le ministère de la Justice le 24 novembre 1994, un
nouvel acte d'accusation fut établi le 7 décembre suivant pour les
deux mêmes accusés, cette fois-ci par le procureur de la République
près la cour d'assises d'Ardahan.
42. Lors de cette procédure, une
vingtaine d'audiences furent tenues. Les accusés nièrent, comme les
fois précédentes, toute responsabilité dans la mort de C.A.,
affirmant qu'ils n'avaient pas participé à son interrogatoire. F.I.
déclara être en opération dans les monts de Şavşat et Ardanuç, et
M.C. être en congé. Les mêmes témoins (paragraphe 33 ci-dessus)
furent à nouveau auditionnés, notamment par commission rogatoire,
pour réitérer les dépositions faites depuis le début de la
procédure.
43. Le 30 décembre 1997, la
cour d'assises d'Ardahan rendît son arrêt, où elle cita notamment
les témoignages des codétenus qui étaient présents dans les locaux
de la police à Artvin, à la même période que C.A. Quatre de ces
témoins déclarèrent avoir vu C.A. nu, attaché au radiateur, mouillé,
tremblant, avec des blessures sur les mains et les poignets. Deux
d'entre eux affirmèrent que l'officier F.I. les avait menacés, en
montrant C.A. :
« Regarde dans quel état on l'a mis ; si tu ne signes
pas, il t'arrivera la même chose ». Un
détenu qui se trouvait à la cellule voisine déclara qu'il entendait
C.A. gémir tout le temps ; que les soirs, on l'amenait à
l'interrogatoire tout nu, que les officiers M.C. et F.I. ainsi que
trois hommes en civil le battaient au milieu de la salle en guise de
leçon pour les autres. Un autre témoin déclara avoir vu F.I. et
d'autres battre C.A. à coups de matraque alors qu'il était couché
par terre dans une flaque d'eau, tout en continuant à l'arroser. Il
précisa avoir entendu un bruit de magnéto, et la voix de C.A.
délirant, prononçant les prénoms de ses enfants, incapable de
marcher, le corps couvert de plaies. Ces témoins oculaires
précisèrent qu'ils avaient généralement les yeux bandés, mais que le
bandage tombait parfois, ou qu'ils reconnaissaient les voix des
officiers. Quatre autres témoins détenus déclarèrent avoir aperçu
l'intéressé visiblement torturé, mais ne pas savoir qui l'avait
fait. La cour estima que les témoignages des codétenus n'étaient que
partiellement crédibles, étant donné leur statut de détenu et le
fait que leurs yeux devraient normalement être bandés. Dans les
attendus de l'arrêt, la cour mentionna une falsification dans les
registres de congés tenus par le commandement de la gendarmerie, en
ce qui concerne M.C., et déclara non crédibles les déclarations de
l'intéressé. Quant à l'accusé F.I., elle souligna la contradiction
entre sa déclaration du 31 août 1983 (paragraphe 19 ci-dessus) et
ses déclarations ultérieures. Selon la cour, les accusés avaient une
responsabilité indirecte dans la mort de C.A.. Elle ajouta qu'« une
équipe de trois civils » avait également participé aux
interrogatoires, mais ne porta aucune précision quant à l'identité,
la fonction ou l'action de ces trois personnes. Elle conclut qu'il
n'était pas définitivement établi que les accusés avaient eux-mêmes
torturé le défunt, mais qu'ils avaient agi en complices de l'acte
illégal en commandant (
« talimat
vermek »), en procurant des locaux (« yer
tedarik etmek ») et en négligeant d'intervenir [afin
d'empêcher l'acte illégal] (
« göz
yummak »). La cour releva que les accusés avaient participé,
en compagnie de personnes civiles, à l'interrogatoire de C.A., et
que ce dernier était mort du fait de sa maladie existante (
« önceki
hastalığı ») et suite à la torture infligée par une ou
plusieurs de ces personnes civiles dont les identités n'avaient pu
être déterminées. Elle condamna M.C. et F.I. à deux ans et un mois
d'emprisonnement, en vertu des articles 243 et 452 § 2 du code
pénal. Elle retint deux circonstances atténuantes afin de réduire
leurs peines : la personnalité des accusés qui ressort du dossier
(«
dosyadaki kişilikleri ») et le fait qu'ils n'étaient que des
complices («
fer'î fail ») et non l'auteur principal du crime.
44. Les officiers accusés et la
requérante se pourvurent en cassation.
45. Par un arrêt rendu le 22 décembre
1998, la Cour de cassation confirma l'arrêt rendu en première
instance.
46. Le 28 janvier 1999, la cour de
cassation rejeta la demande des officiers condamnés en
« rectification d'arrêt » (karar
düzeltme ).
47. Le 6 avril 1999, les officiers
saisirent la cour d'assises par une demande en renouvellement du
jugement (yargılamanın
yenilenmesi ), voie de recours extraordinaire. Cette demande,
accueillie pour examen par la cour d'assises sur le fondement de
divers témoignages écrits soumis par des personnes civiles et
militaires ainsi qu'une lettre du commandement général de la
gendarmerie, eut comme effet de suspendre l'exécution des peines.
48. A la demande des accusés, par une
décision du 12 janvier 2001, la cour d'assises transmit devant la
Cour constitutionnelle un contentieux relatif à la nature
discriminatoire d'une disposition régissant le contenu d'une loi
d'amnistie.
49. Par une décision du 18 juillet
2001, la Cour constitutionnelle déclara qu'il n'y avait pas
d'inconstitutionnalité dans la disposition en question.
50. Par un arrêt du 23 octobre 2002,
après avoir entendu de nouveaux témoins en leur faveur, notamment
six officiers, la cour d'assises d'Ardahan rejeta la demande des
deux officiers au motif que les nouveaux éléments de preuve
n'étaient pas de nature à créer une situation en faveur des
condamnés. Elle leva le sursis à l'exécution de leurs peines.
51. Les officiers saisirent enfin le
ministre de la Justice pour que celui-ci formât, devant la Cour de
cassation, un pourvoi dans l'intérêt de la loi (
Yazılı emir ile bozma) contre leur condamnation. Le ministre
de la Justice ayant accueilli leur demande, le 8 janvier 2003,
ordonna au procureur général près la Cour de cassation de former un
pourvoi dans l'intérêt de la loi, au motif que les preuves n'avaient
pas été correctement appréciées par la cour d'assises.
52. Par un arrêt rendu le 30 janvier
2003, la Cour de cassation débouta les officiers de leur demande.
53. Les officiers continuèrent à
exercer leurs fonctions au sein de l'armée tout au long de la
procédure, et ce jusqu'à leur retraite. Leurs peines ne furent pas
exécutées à ce jour.
B. Le droit interne pertinent
54. Les dispositions susmentionnées
du code pénal, en vigueur à l'époque des faits, se lisent ainsi en
leurs parties pertinentes :
Article 243
« (...) tout fonctionnaire qui torture
un accusé ou fait recours à des traitements cruels, inhumains ou
dégradants pour lui faire avouer un délit, est condamné jusqu'à une
peine d'emprisonnement de cinq ans ainsi qu'à une interdiction
définitive ou provisoire de la fonction publique. (...) »
Article 452
« Si la mort survient à la suite de
coups et blessures et de violences infligés sans intention de tuer,
l'auteur est, dans les cas énoncés à l'article 448 (...), condamné
au minimum à huit ans de réclusion ferme (...).
Si la mort survient du fait d'un
concours de circonstances antérieures (...) au délit et inconnues de
l'auteur ou à la suite de circonstances fortuites que l'auteur ne
pouvait pas prévoir, celui-ci est, dans les cas énoncés à l'article
448, condamné au minimum à cinq ans de réclusion (...) ».
55. L'article 152 de la Constitution
prévoit que lorsqu'un tribunal est saisi d'un contentieux
constitutionnel par l'une des parties à la procédure et lorsqu'il
estime que la question mérite la saisine de la Cour
constitutionnelle, cette saisine est suspensive de la procédure
devant elle pendant un délai de cinq mois. Si la Cour
constitutionnelle n'a pas tranché sur la question dans ce délai, le
tribunal rend son jugement conformément à la loi en vigueur. En tout
cas, si la Cour constitutionnelle tranche sur la question avant la
décision définitive du tribunal de fond, ce dernier doit s'y
conformer.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES
ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION
A. Sur l'objet du litige
56. La requérante se plaint en
premier lieu des tortures infligées à son mari par les autorités
responsables de sa garde à vue, qui ont causé sa mort en 1980. En
second lieu, elle met en cause diverses lacunes dans la procédure
pénale ayant pris fin en 2003, qui a abouti à l'impunité de fait
accordée aux tortionnaires et meurtriers de son mari. Cette impunité
contreviendrait, en soi, à l'essence même du droit garanti par
l'article 2 de la Convention ainsi que de l'interdiction absolue
inscrite à l'article 3, ainsi libellés :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la
vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à
quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence
capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de
cette peine par la loi.
2. La mort n'est pas considérée comme
infligée en violation de cet article dans les cas où elle
résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute
personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation
régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement
détenue;
c) pour réprimer, conformément à la
loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture
ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
57. Par ailleurs, invoquant les
articles 6 et 13 de la Convention, la requérante dénonce que tout au
long de la procédure qui a duré vingt- deux ans, les accusés, agents
de l'Etat, n'ont jamais été suspendus de leur fonctions, conservant
ainsi la faculté d'influer sur le déroulement de cette procédure. La
Cour estime que ce dernier grief est absorbé par celui formulé au
regard de l'obligation positive de protéger la vie et l'intégrité
physique et morale de la personne par la loi, au sens des articles 2
et 3. >
B. Sur la recevabilité
58. Le Gouvernement soulève deux
exceptions d'irrecevabilité tirées respectivement de l'incompétence
ratione
temporis et du non-respect du délai de six mois, et les
argumente de manière combinée pour soutenir à la fin que la requête
est irrecevable pour non-respect du délai de six mois. La Cour va
examiner ces deux exceptions séparément.
1. Sur l'exception tirée de
l'incompétence ratione temporis
59. Le Gouvernement soutient en
premier lieu que la requête se heurte à une incompétence
ratione
temporis, étant donné que les faits à l'origine de la cause
remontent à 1980, et que la Turquie a reconnu la compétence de la
Commission en 1987 et celle de la Cour en 1990.
60. La requérante rétorque que cette
exception ne saurait jouer en l'espèce, étant donné que la procédure
en cause s'est terminée bien après la date critique. Elle soutient
que l'Etat défendeur n'a pas rempli son obligation de mener une
procédure pénale effective propre à assurer une protection adéquate
dans le cadre des articles 2 et 3 de la Convention, nonobstant le
fait qu'après cette date, les juridictions internes avaient dans le
dossier devant elles des éléments de preuve solides étayant ses
allégations.
a) Limitations à la compétence
temporelle de la Cour
61. La Cour rappelle d'emblée que,
pour ce qui est des requêtes introduites contre la Turquie, sa
compétence
ratione
temporis débute le 28 janvier 1987, date à laquelle a pris
effet la reconnaissance par ce pays du droit de recours individuel
(voir, dernièrement,
Surp
Pirgiç Ermeni Hastanesi Vakfi c.
Turquie (déc.), no 50147/99, 14 juin 2005, et
Akıllı
c. Turquie, arrêt du 11 avril 2006, no 71868/01, §
18).
62. En conséquence, en qui concerne
les requêtes dirigées contre le pays défendeur, la Cour n'a pas
compétence pour connaître des griefs qui comportent des allégations
de violation fondées sur des faits survenus avant la date critique
susmentionnée.
Reste à vérifier si c'est le cas dans
les circonstances de la présente affaire, à la lumière des critères
d'appréciation en la matière.
b) Le critère approprié
63. Il résulte de la jurisprudence de la Cour,
notamment de son arrêt
Blečić
c.
Croatie ([GC], no 59532/00, CEDH 2006-...) que sa
compétence temporelle doit se déterminer par rapport aux faits
constitutifs de l'ingérence alléguée. La Cour a ainsi établi qu'il
était essentiel d'identifier dans chaque affaire donnée la
localisation exacte dans le temps de la violation alléguée. Elle
doit tenir compte à cet égard tant des faits dont se plaint le
requérant que de la portée du droit garanti par la Convention dont
la violation est alléguée, ce qui peut comporter une certaine
difficulté lorsque les griefs se basent sur des faits qui se
présentent comme le prolongement d'une situation ou enchaînement
d'événements dont une partie se situe avant la date de la
ratification
ou, le cas échéant, la date de la reconnaissance par l'état
défendeur du droit de recours individuel, quand celle-ci n'était
encore que facultative (à
comparer avec, par exemple,
Blečić,
précité,
§§ 77 et 82,
Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no
48787/99, §§ 402, 403, 459, 462, 463, CEDH 2004-VII,
Yağcı et
Sargın c. Turquie, arrêt du 8 juin 1995, série A no
319-A, p. 16, § 40, et
Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 122,
CEDH 2004-V).
64. La
requérante se plaint en l'espèce de deux faits distincts, bien que
liés l'un à l'autre : d'une part des actes de torture infligés à son
mari, qui causèrent sa mort, et d'autre part de l'ineffectivité de
la procédure menée en l'espèce, qui, selon elle, n'a fourni ni la
protection « par la loi » inscrite à la première phrase de l'article
2, ni celle prévue par l'interdiction absolue inscrite à l'article
3.
c) Application du critère aux faits
dénoncés en l'espèce et aux portées distinctes des droits qui s'y
reportent
i. Actes de torture et meurtre
65. En
ce qui concerne les actes définis en tant que tels, dans l'ordre
chronologique comme « tortures » et « meurtre », il n'est pas
contesté que ces faits remontent à 1980, soit bien avant le 28
janvier 1987, où a pris effet la reconnaissance par la Turquie du
droit de recours individuel.
66. La
Cour observe que cette partie des griefs concerne les obligations
négatives de l'Etat défendeur, de nature substantielle (ne pas
soumettre à la torture, ne pas infliger la mort intentionnellement).
La portée du droit invoqué étant ainsi limitée aux faits produits en
1980, la Cour ne peut que se déclarer incompétente
ratione temporis pour connaître cette partie des griefs.
ii. Procédure pénale concernant les
actes de torture et meurtre
67. Il
en va différemment du volet relatif aux faits qui se reportent aux
diverses phases de la procédure dénoncée en l'espèce (paragraphes 56
et 57 ci-dessus). La Cour observe que tel que formulé par la
requérante, celui-ci recouvre la période qui débute le moment où les
autorités ont été avisées des actes de torture et meurtre, et se
termine par la clôture de la procédure par laquelle elles ont eu la
possibilité de redresser les violations alléguées contre l'Etat
(voir, aussi,
Selmouni c. France [GC], no
25803/94, § 74, CEDH 1999-V), le 30 janvier 2003, soit bien après
date à laquelle a pris effet la reconnaissance par la Turquie du
droit de recours individuel.
68. En
vertu de l'article 1 de la Convention, chaque Etat contractant
« reconna[ît] à toute personne relevant de [sa] juridiction les
droits et libertés définis [dans] la (...) Convention ». Cette
obligation générale de garantir l'exercice effectif des droits
définis par cet instrument peut impliquer des obligations positives
(
Broniowski, précité, § 143), ce qui est le cas des droits sur
le terrain des articles 2 et 3 de la Convention. La deuxième partie
des griefs en l'espèce concerne précisément ces obligations,
appelées « procédurales », lesquelles, il faut le souligner,
impliquent une observation d'office par les autorités de l'Etat
(voir, par exemple,
Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, n
o 46477/99, § 69, CEDH
2002-II,
mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], n
o 22277/93, § 63,
CEDH 2000-VII, et à comparer,
a contrario, Blečić, précité, §§ 77-81 et 88-92).
69. L'existence de portées autonomes
des obligations matérielles et procédurales de l'Etat ne prête pas à
discussion s'agissant de l'examen au fond de ces obligations sur le
terrain des articles 2 et 3 de la Convention (pour l'article 2, voir
par exemple,
A.K. et
V.K. c. Turquie, no 38418/97, 30 novembre 2004, et
Fatma
Kaçar c. Turquie , no 35838/97, 15 juillet 2005 ;
pour l'article 3,
Labita c.
Italie [GC], no 26772/95, CEDH 2000-IV ; voir
également, pour le cas d'une condamnation au pénal que la Cour n'a
pas considéré suffisante pour enlever la qualité de victime quant au
volet procédural de l'article 3,
Mikheyev
c. Russie, no 77617/01, §§ 61, 89, 90, 26 janvier
2006).
70. La
Cour rappelle le critère simple et précis qu'elle a toujours
appliqué dans ses arrêts, s'agissant aussi bien des obligations
procédurales découlant des articles 2 et 3 que de celles relevant de
l'article 13 de la Convention : lorsqu'un individu formule une
allégation défendable de violation des dispositions de l'article 3
(ainsi d'ailleurs que de l'article 2), la notion de recours effectif
implique, de la part de l'Etat, des investigations approfondies et
effectives propres à conduire à l'identification et à la punition
des responsables (
Selmouni, précité, § 79).
71. Un
grief – ou une allégation - défendable, autrement dit
prima facie bien fondé, se caractérise par un niveau
suffisant d'indices contenus dans le dossier devant les autorités
internes, de nature à créer un fondement factuel dans le sens des
allégations des requérants. La Cour a déduit, à l'examen de
certaines affaires, que les éléments disponibles dans le dossier
n'atteignaient pas ce niveau et ainsi déclaré qu'elle n'avait pas la
compétence temporelle pour examiner les griefs, faute pour elle de
pouvoir vérifier leur base factuelle (à comparer,
Voroshilov c. Russie (déc.), no
21501/02, et
Kholodovy c. Russie (déc.), n
o 30651/05).
72. La Cour estime nécessaire de souligner que
le caractère défendable d'un grief au titre des dispositions en
cause de la Convention ne dépend pas d'une reconnaissance formelle
par les juridictions internes. Il peut y avoir d'autres
circonstances permettant à la Cour de vérifier le caractère
défendable, voire la véracité des affirmations formulées au titre
des articles 2 et 3 de la Convention (pour le caractère défendable,
voir,
Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998,
Recueil
des arrêts et décisions 1998-VIII, et
Labita,
précité ; pour le constat de véracité des affirmations et
violation nonobstant l'absence de décision interne définitive, voir,
Batı et
autres c. Turquie, nos
33097/96 et 57834/00, §§ 94, 114, 117, CEDH 2004-IV (extraits)).
73. En effet, c'est notamment la
corroboration des éléments de preuve produits devant les
juridictions internes et devant la Cour avec le récit des
allégations des requérants qui est déterminant pour évaluer le
caractère défendable de ces allégations (voir, par exemple,
Batı et
autres, précité, § 114).
74. La
Cour constate qu'en l'espèce, non seulement les allégations de la
requérante sur le terrain de l'article 3 (et
a fortiori de l'article 2) de la Convention se sont révélées
défendables, mais aussi les faits ont été reconnus dans leur
ensemble par les autorités internes, par une décision définitive
rendue bien après la date de la ratification. La Cour n'aperçoit
dans le dossier aucun élément propre à remettre en cause les
constats de ces juridictions (voir, par exemple,
Caloc c. France, no
33951/96, § 97, CEDH 2000-IX).
75. Elle
conclut que lorsque les griefs tirés des articles 2 et 3 de la
Convention se trouvent corroborés devant elle par un niveau
suffisant d'indices, les autorités nationales sont liées par les
obligations procédurales découlant de ces dispositions, si et dans
la mesure où les indices en question étaient disponibles dans le
dossier devant elles à l'époque pertinente.
76. En
juger autrement signifierait que les juridictions turques qui
avaient, à partir du 28 janvier 1987, l'obligation de tenir compte
de la Convention dans l'ensemble des affaires pendantes devant
elles, avaient carte blanche pour y faire une exception dans celles
où les faits de la cause remontaient à une date antérieure.
77. En conséquence, et vu la portée
autonome des obligations positives découlant des articles 2 et 3 de
la Convention, il y a lieu de rejeter l'exception d'irrecevabilité
soulevée par le Gouvernement pour incompétence
ratione
temporis (voir, aussi,
Balasoiu
c. Roumanie (déc.), no 37424/97, du 2 septembre
2003).
2. Sur l'exception tirée du
non-respect du délai de six mois
78. Le Gouvernement soulève en outre
que la requête a été introduite au-delà de la limite de six mois
prévue à l'article 35 § 1 de la Convention. Se référant aux affaires
Bulut et
Yavuz c. Turquie ((déc.), no 73065/01) et
Bayram et
Yıldırım
c.
Turquie ((déc.), no
38587/97), où la Cour avait souligné que lorsque les voies de
recours internes étaient inexistantes, ou jugées ineffectives, le
délai de six mois commençait à courir à partir des faits dénoncés,
le Gouvernement considère qu'en l'espèce il commençait à partir du
12 novembre 1980.
79. La Cour observe que le
Gouvernement n'explique nullement en quoi la présente affaire aurait
des similitudes avec celles qu'il cite, étant donné que, dans ces
derniers, il s'agissait d'une inactivité quasiment totale des
juridictions internes et de la négligence des requérants à y réagir,
alors qu'en l'espèce, il y a une longue procédure pénale ayant pris
fin en 2003, à savoir après l'introduction de la requête. La Cour
juge donc approprié de rejeter également cette exception
préliminaire du Gouvernement.
C. Sur le fond
1. Arguments des parties
80. Le Gouvernement soutient que la
procédure pénale en cause était l'une des plus complexes dans
l'histoire de la justice turque. Il souligne notamment qu'il a fallu
trouver et convoquer les nombreux témoins de diverses régions du
pays, afin de les auditionner par commission rogatoire ou devant le
tribunal de fond, que ces témoins ont continuellement modifié leurs
dépositions, et que de nouveaux éléments de preuve ont été soumis
aux tribunaux tout au long de la procédure. En outre, la
détermination de la cause de la mort de C.A. aurait été
particulièrement ardue, étant donné que ce dernier souffrait d'une
pneumonie et d'une méningite.
Le Gouvernement souligne en dernier
lieu qu'un contentieux constitutionnel a dû être résolu avant de
continuer la procédure.
81. La requérante soutient de son
côté que les tortures infligées à son mari et leur lien de causalité
avec la mort de ce dernier étaient établis depuis le début de la
procédure. Le fait que l'identification des tortionnaires principaux
ne fut pas réalisée avec diligence et célérité, et que ceux
identifiés comme complices ne furent jamais sanctionnés, dénoterait
une quasi impunité qui leur fut accordée par les autorités.
2. Appréciation de la Cour
a. Principes généraux
82. La Cour rappelle que l'article 2
de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la
Convention et que, combiné avec l'article 3 de la Convention, il
consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques
qui forment le Conseil de l'Europe (voir
Çakıcı c.
Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, et
Finucane
c. Royaume-Uni ,
no 29178/95, §§ 67-71, CEDH 2003-VIII). De
surcroît, reconnaissant l'importance de la protection octroyée par
les articles 2 et 3, elle doit se former une opinion en examinant
avec la plus grande attention les griefs portant sur le droit à la
vie et l'interdiction de la torture (voir
Ekinci
c. Turquie, no 25625/94, § 70, 18 juillet 2000, et
Tekdağ c.
Turquie, n o 27699/95, § 72, 15 janvier 2004).
83. Même
dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le
terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes
absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou
dégradants. L'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il
contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention
et des Protocoles n os 1 et 4, et d'après l'article 15 §
2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public
menaçant la vie de la nation (Selmouni,
précité, § 95).
84. La première phrase de l'article 2
§ 1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort
de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le
cadre de son ordre juridique interne, les mesures nécessaires à la
protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (
Kılıç c.
Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000-III).
L'obligation de l'Etat à cet égard implique le devoir primordial
d'assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique
et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes
contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application
conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations
(Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 57, CEDH
2004-XI).
85. La Cour rappelle par ailleurs que l'Etat a
l'obligation de conduire une « enquête officielle et effective » de
nature à permettre d'établir les faits, d'identifier les éventuels
responsables de celle-ci et d'aboutir à leur punition (
Slimani
c. France, n
o 57671/00, §§ 30 et 31, CEDH
2004-IX (extraits), et
Assenov
et autres, précité, § 102). Les exigences procédurales des
articles 2 et 3 s'étendent au-delà du stade de l'instruction
préliminaire lorsque, comme en l'espèce, celle-ci a entraîné
l'ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c'est
l'ensemble de la procédure, y compris la phase du jugement, qui doit
satisfaire aux impératifs posés par ces dispositions.
86. D'une manière générale, on peut
considérer que pour qu'une enquête sur une allégation d'homicide par
tortures commis par des agents de l'Etat soit effective, il faut que
les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des
personnes impliquées (voir, par exemple,
Güleç
c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998,
Recueil
1998-IV, §§ 81-82, et
Oğur
c. Turquie [GC], no 21954/93, §§ 91-92, CEDH
1999-III).
87. Une exigence de célérité et de
diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (voir, par
exemple,
Mahmut Kaya c. Turquie , no 22535/93, §§ 106-107,
CEDH 2000-III). Force est d'admettre qu'il peut y avoir des
obstacles ou des difficultés empêchant l'enquête de progresser dans
une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des
autorités lorsqu'il s'agit d'enquêter sur le recours à la force
meurtrière, et
a
fortiori dans un contexte de décès lors de la garde à vue où
les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part,
sont connus exclusivement des autorités, est essentielle pour
préserver la confiance du public dans le principe de la légalité (
McKerr c.
Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).
88. La Cour souligne enfin que les instances
judiciaires internes ne doivent en aucun cas s'avérer disposées à
laisser impunies des atteintes à l'intégrité physique et morale des
personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du
public et assurer son adhésion à l'Etat de droit ainsi que pour
prévenir toute apparence de tolérance d'actes illégaux, ou de
collusion dans leur perpétration (voir,
mutatis
mutandis, Öneryıldız c. Turquie
[GC], no 48939/99, § 96, CEDH 2004-XII)
.
Lorsqu'un agent de l'Etat est accusé d'actes
contraires aux articles 2 et 3, la procédure ou la condamnation ne
sauraient être rendues caduques par une prescription, et
l'application de mesures telles que l'amnistie ou la grâce ne
sauraient être autorisée (voir,
mutatis
mutandis,
Abdülsamet Yaman c. Turquie, n
o 32446/96, § 55, 2 novembre
2004, et
Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 76, CEDH
2006-... (extraits)).
b. Application des principes en
l'espèce
89. La Cour rappelle en premier lieu
l'objet de la présente requête (paragraphes 56 et 57 ci-dessus), qui
porte principalement sur les obligations positives de l'Etat,
autrement dit sur l'ensemble du système légal de protection contre
les actes contraires aux articles 2 et 3. L'étendue de l'affaire
requiert donc de vérifier si et dans quelle mesure les juridictions,
avant de parvenir à telle ou telle conclusion, peuvent passer pour
avoir soumis le cas devant elles à l'examen scrupuleux que demandent
les articles 2 et 3, pour que la force de dissuasion du système
judiciaire mis en place et l'importance du rôle que celui-ci se doit
de jouer dans le respect de l'interdiction de la torture et du droit
à la vie ne soient pas amoindries.
90. De l'avis de la Cour, il s'agit
en l'espèce moins de savoir s'il y a eu une enquête, puisque son
existence est établie, que d'apprécier la diligence avec laquelle
elle a été menée, la volonté des autorités d'aboutir à
l'identification des responsables ainsi qu'à leur poursuite et,
partant, son caractère « effectif » (
Selmouni,
précité, § 79).
91. Après avoir limité sa compétence
temporelle à la procédure qui était pendante le 28 janvier 1987
(paragraphes 65-77 ci-dessus), la Cour examinera également les faits
s'étant déroulés avant cette date pour autant qu'ils sont à
l'origine d'une situation définie dans la procédure suivie pour la
protection des droits prévus aux articles 2 et 3, et qui sont
importants pour comprendre les faits survenus après la date critique
(mutatis
mutandis, Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no
31443/96, §§ 74-77, CEDH 2002-X).
92. La Cour note en premier lieu que
selon le rapport de la commission plénière de l'Institut
médico-légal du 17 février 1984 (paragraphe 20 ci-dessus), un lien
de causalité existait entre les actes de torture infligés au mari de
la requérante et le décès de celui-ci. Les instances nationales
ayant finalement suivi les conclusions de ce rapport, il n'y a pas
de controverse sur ce fait.
93. La Cour note ensuite que dans son
jugement du 30 décembre 1997 (voir paragraphe 43 ci-dessus) qui
devint définitif le 30 janvier 2003, la cour d'assises d'Ardahan a
mentionné « la maladie existante » de C.A. comme cause principal de
son décès. Dès lors que le dossier ne contient aucun élément sur une
pathologie antérieure à l'arrestation de C.A., la pathologie
constatée pendant la période de détention engage, en principe, la
responsabilité de l'Etat (
mutatis
mutandis,
Abdurrahman Orak
c.
Turquie, no 31889/96, § 77, 14 février 2002). Or
nulle part dans le dossier, il n'est précisé si la maladie en
question existait avant son arrestation, et aucun des divers
tribunaux devant lesquels l'affaire a été examinée ne semble avoir
porté attention à l'origine de la maladie et son éventuel lien avec
les conditions de détention. La Cour estime que la négligence de
cette question, d'une importance majeure pour l'élucidation des
faits, constitue une carence grave dans la procédure en cause.
94. Par ailleurs, la Cour réitère le
principe de célérité énoncé ci-dessus (paragraphe 87) et rappelle
qu'il concerne non seulement la phase de l'enquête policière, mais
aussi la phase judiciaire et la procédure pénale dans son
intégralité (
mutatis
mutandis,
McKerr,
précité, et
Fatma
Kaçar c. Turquie, no 35838/97, §§ 76-79, 15
juillet 2005).
95. La Cour constate, avec le
Gouvernement, que la procédure a été extrêmement complexe.
Toutefois, elle remarque que cette complexité provenait non pas de
la nature des faits, mais en partie des méandres imposés par le
droit interne, notamment de la dualité de juridictions militaires et
civiles en temps d'état de siège. D'autre part, la Cour note que des
personnes qui comparaissaient en témoins au départ ont comparu en
accusés par la suite, et vice versa. De nombreux témoins ont été
ainsi entendus et réentendus pendant vingt-deux ans ; la réalité de
la déficience de la mémoire au fil du temps ne pouvant que rendre
ces auditions de moins en moins efficaces pour accéder à la vérité.
96. La Cour observe que les accusés
se sont vu accorder toutes les voies de recours possibles en droit
interne, y compris les recours exceptionnels (paragraphes 47 et 51
ci-dessus), fait rarissime dans les procédures pénales devant les
tribunaux turcs. Elle convient qu'une telle abondance de recours,
suspensifs pour certains en faveur des accusés, a contribué au
prolongement de la procédure. Toutefois, elle ne peut suivre le
raisonnement du Gouvernement lorsqu'il évoque la procédure du
contentieux constitutionnel, étant donné que la suspension y
afférente ne peut avoir duré plus de cinq mois d'après la
Constitution (paragraphe 55 ci-dessus), délai négligeable
relativement à la durée totale de la procédure.
97. La Cour note que les
circonstances de l'espèce font apparaître un certain nombre d'autres
éléments sur lesquels il convient de s'attarder pour examiner les
critères de la diligence et de la célérité. Elle observe tout
d'abord que le premier acte d'accusation date du 19 avril 1983, soit
deux ans et demi après les faits (paragraphe 17 ci-dessus). Elle
constate par ailleurs que des lacunes importantes dans le dossier
d'instruction avaient été soulevées par la cour de cassation
militaire dans ses arrêts des 28 décembre 1984 et 15 octobre 1986,
notamment la non-identification de toutes les personnes ayant
participé aux interrogatoires de C.A.. Or cette lacune cruciale, qui
a en partie causé le prolongement de la procédure, ne fut pas
réparée jusqu'à la fin de l'affaire. Un autre élément, relatif à la
présence des accusés et des témoins à charge sur les lieux des
faits, demeurait encore à élucider le 10 juillet 1991 (paragraphe 36
ci-dessus), à savoir plus de dix ans après les évènements, ceci en
l'absence de toute justification valable d'un tel retard. Ce délai
est d'autant plus surprenant lorsque l'on considère que les
circonstances se sont déroulées dans des conditions de garde à vue
connues exclusivement des autorités.
98. Par ailleurs, la Cour note qu'un
délai de plus de trois ans est passé entre l'acte d'accusation du
procureur et le constat, par la Cour de cassation, d'une lacune
procédurale (paragraphes 31 et 39 ci-dessus) : la loi prévoyait
qu'une autorisation du ministère de la Justice était nécessaire pour
juger les nouveaux accusés mis en cause. Le dossier ne comporte
aucun élément justifiant ce délai passé par les juridictions
internes pour constater cette lacune, résultant d'une méconnaissance
de la loi en vigueur.
La Cour estime donc que non seulement
une durée de vingt-deux ans de procédure pénale serait, dans
l'absolu, difficilement justifiable eu égard au principe de célérité
indiqué ci-dessus, mais aussi qu'en l'espèce, elle n'est aucunement
justifiée.
99. Enfin, la Cour observe que le
dernier mais non le moindre des problèmes qui se présentent en
l'espèce est celui de l'impunité de fait accordée aux responsables
des tortures infligées à C.A.. En l'absence de tout élément
contradicteur dans le dossier ainsi que de réponse de la part du
Gouvernement défendeur, et ce, nonobstant la question posée sur
l'exactitude de cette information, la Cour estime établi le fait que
les peines d'emprisonnement des officiers condamnés pour avoir
participé à la torture et au meurtre de C.A. n'ont jamais été
exécutées. Les policiers et les officiers jugés pour ces actes n'ont
par ailleurs fait l'objet d'aucune mesure d'arrestation ou
d'éloignement de la fonction publique tout au long de la procédure,
ni avant, ni après l'arrêt de condamnation définitif (paragraphe 53
ci-dessus).
100. En
conséquence, la Cour estime que la procédure pénale, tel qu'elle a
été menée en l'espèce, s'est avérée loin d'être rigoureuse et ne
pouvait engendrer aucune force dissuasive susceptible d'assurer
la prévention efficace d'actes illégaux tels que ceux dénoncés par
la requérante. Dans les circonstances particulières de l'affaire, la
Cour parvient ainsi à la conclusion que l'issue de la procédure
pénale litigieuse n'a pas offert un redressement approprié de
l'atteinte portée aux valeurs consacrées dans les articles 2 et 3 de
la Convention. Partant, il y a eu violation de ces deux articles
sous leur volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE
L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
101. La requérante allègue que la
conduite de la procédure pénale en cause l'aurait privée, en
pratique, de toute chance d'obtenir réparation de son préjudice.
Elle invoque l'article 13 qui se lit
ainsi :
Article 13
« Toute personne dont les droits et
libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à
l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors
même que la violation aurait été commise par des personnes agissant
dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
102. Au vu de ce qui précède, la Cour
n'estime pas nécessaire d'examiner séparément le grief formulé sur
le terrain de l'article 13.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
103. Aux termes de l'article
41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu
violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction
équitable. »
A. Dommage
1. Arguments des parties
104. La requérante fait valoir qu'au
moment de sa mort, son mari était un instituteur de quarante ans qui
subvenait aux besoins de sa famille composée des époux et de leurs
trois enfants. Les enfants Nesrin Aksakal, Neriman Aksakal et Tamer
Aksakal avaient à l'époque 19, 15 et 12 ans respectivement, et
étaient tous scolarisés. La requérante informe que, suite aux faits
de la cause et leur participation à la procédure contre les forces
de l'ordre, sa famille a subi des pressions et a dû quitter Şavşat
pour İstanbul. La famille ne pouvant survivre avec les allocations
versées au nom du mari et père décédé, les enfants durent arrêter
leurs études et travailler.
La requérante réclame au total 80 000
euros (EUR) au titre du préjudice matériel subi par la famille.
Elle réclame également 100 000 EUR au
titre de préjudices moraux subis par elle-même et ses enfants.
105. Le Gouvernement estime ces
demandes non fondées et excessives, en considérant que leur
satisfaction équivaudrait à un enrichissement abusif. Il estime
qu'en cas de constat de violation de la Convention, celui-ci
constituerait une satisfaction équitable adéquate.
2. Appréciation de la Cour
106. La Cour n'aperçoit pas de lien de
causalité entre la violation constatée et le dommage matériel
allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité,
elle considère qu'il y a lieu d'octroyer à la requérante 45 000 EUR
au titre du préjudice moral, qu'elle détiendra en son nom propre
ainsi qu'aux noms de ses trois enfants, Nesrin, Neriman et Tamer (
Akkum et
autres c. Turquie, no 21894/93, §§ 287-289, CEDH
2005-II (extraits), et
İpek c.
Turquie, no 25760/94, §§ 235-239, CEDH 2004-II).
B. Frais et dépens
107. La requérante demande également
22 000 nouvelles livres turques (YTL)
pour les frais encourus devant les juridictions
internes et 8 580 YTL
pour ceux encourus devant la Cour. En ce qui
concerne la procédure devant la Cour, elle annexe des justificatifs
préparés par son avocat, relatifs au nombre d'heures de travail, les
frais de traduction et de poste, ainsi que le tarif d'honoraires
fixé par l'ordre des avocats.
108. Le Gouvernement rétorque que ces
justificatifs ne sont pas des factures et ne peuvent de ce fait
étayer les demandes de la requérante. Il prie la Cour de rejeter les
demandes de la partie requérante et, en cas de constat de violation,
de considérer que celle-ci est suffisante.
109. Selon la jurisprudence de la
Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et
dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur
nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce,
compte tenu des éléments en sa possession et des critères
susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR tous
frais confondus et l'accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
110. La Cour juge approprié de baser
le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité
de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare,
à l'unanimité, irrecevable le volet matériel des griefs sur le
terrain des articles 2 et 3 de la Convention pour incompatibilité
ratione
temporis ;
2. Déclare,
à la majorité, la requête recevable pour le surplus ;
3. Dit,
par cinq voix contre deux, qu'il y a eu violation des articles 2 et
3 de la Convention sous leur volet procédural ;
4. Dit,
à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief
tiré de l'article 13 de la Convention ;
5. Dit,
par cinq voix contre deux,
a) que l'Etat
défendeur doit verser à Mme
Aksakal, dans les trois mois à
compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à
l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir
en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du
règlement :
i. 45 000 EUR (quarante-cinq mille
euros) pour dommage moral, que la requérante détiendra en son nom
propre ainsi qu'aux noms de ses trois enfants, Nesrin, Neriman et
Tamer ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) pour
frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû à
titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit
délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un
intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt
marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette
période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette,
à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par
écrit le 11 septembre 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3
du règlement.
S.
Dollé J.-P. Costa
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément
aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement,
l'exposé de l'opinion partiellement dissidente commune à M. Türmen
et à M
me Mularoni.
J.-P.C.
S.D.
OPINION
PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE À M. TÜRMEN ET Mme
MULARONI, JUGES
(Traduction)
Nous estimons, à l'instar de la
majorité, que le grief relatif au décès de Cengiz Aksakal le 12
novembre 1980 est incompatible
ratione
temporis avec la Convention, étant donné que la Turquie n'a
accepté le droit de recours individuel que le 28 janvier 1987.
Toutefois, nous sommes au regret de ne
pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle
l'enquête, qui a commencé avant le 28 janvier 1987 et a continué
après cette date, relève de la compétence de la Cour.
A cet égard, il convient de noter que
l'approche des chambres dans des affaires similaires a beaucoup
varié. Pour donner un exemple, dans les affaires
Moldovan
et autres et
Rostas
et autres c. Roumanie ((déc.), nos 41138/98 et
63420/01 (jointes), 13 mars 2001), une chambre a constaté que
l'obligation au titre de l'article 2 de mener une enquête effective
dérivait de meurtres commis avant la ratification de la Convention
par la Roumanie, et a déclaré ce grief incompatible
ratione
temporis avec les dispositions de la Convention. En revanche,
dans l'affaire
Bălăşoiu
c. Roumanie (règlement amiable), no 37424/97, 20
avril 2004), une autre chambre a adopté une approche diamétralement
opposée sur la même question et contre le même pays.
Il semblerait pourtant que la question
ait été réglée dans l'arrêt rendu par la Grande Chambre en l'affaire
Blečić
c. Croatie ([GC], no 59532/00, §§ 77 et 79, CEDH
2006-...) :
« 77. Il résulte de la jurisprudence
exposée ci-dessus que la compétence temporelle de la Cour doit se
déterminer par rapport aux faits constitutifs de l'ingérence
alléguée. L'échec subséquent des recours introduits aux fins de
redressement de l'ingérence ne saurait faire entrer celle-ci dans la
compétence temporelle de la Cour.
(...)
79. Par conséquent, dans les affaires
où l'ingérence est antérieure à la ratification tandis que le refus
d'y remédier lui est postérieur, le choix de la date de ce refus
pour la détermination de la compétence temporelle de la Cour
aboutirait à rendre la Convention contraignante pour l'Etat mis en
cause relativement à un fait ayant eu lieu avant son entrée en
vigueur à l'égard de cet Etat. Cela serait contraire à la règle
générale de non-rétroactivité des traités (paragraphe 45 et 70
ci-dessus). »
Il est vrai que l'arrêt
Blečić
a trait à l'article 8 de la Convention. Toutefois, dans les
paragraphes susmentionnés, la Cour établit un principe général
concernant sa compétence temporelle qui englobe tous les articles de
la Convention, y compris les articles 2 et 3.
En fait, dans l'arrêt
Blečić,
la Grande Chambre renvoie spécifiquement aux décisions
Moldovan
et autres et
Rostas
et autres pour démontrer
l'application de ce principe dans le
cadre de l'article 2 (paragraphe 75 de l'arrêt). Après avoir fait
référence à ces décisions, elle établit un lien entre celles-ci et
le principe selon lequel sa compétence temporelle doit se déterminer
par rapport aux faits constitutifs de l'ingérence, en déclarant au
paragraphe 77 que : « Il résulte de la jurisprudence exposée
ci-dessus que (...) ». Ce faisant, elle conclut que, dans les
affaires relevant de l'article 2, l'obligation de mener une enquête
effective est liée à l'élément constitutif, c'est-à-dire au meurtre
de la victime. Si la Grande Chambre avait pensé autrement, elle
aurait évoqué la décision
Bălăşoiu
c. Roumanie et non celle rendue dans les affaires
Moldovan
et autres et
Rostas
et autres. Or, elle a choisi de n'en rien faire.
Dès lors, le raisonnement de la
majorité en l'espèce, qui dissocie l'enquête du fait constitutif de
l'ingérence – le meurtre de la victime – et qui conclut que
l'enquête relève de la compétence temporelle de la Cour est
manifestement en contradiction avec la conclusion de la Grande
Chambre dans l'arrêt
Blečić.
En outre, il n'est pas juridiquement
soutenable d'affirmer que, s'agissant de déterminer la compétence
temporelle de la Cour, différents principes s'appliqueraient selon
les différents articles de la Convention.
La Grande Chambre a déclaré au
paragraphe 67 de l'arrêt
Blečić
que : « l'incompatibilité
ratione
temporis
est une question qui touche à la compétence de la Cour » et que la
Cour doit examiner la question de sa compétence d'office et à chaque
stade de la procédure. Selon la Grande Chambre, « le raisonnement
ci-dessus concernant la règle des six mois s'applique
a
fortiori dans le cas présent » c'est-à-dire pour les
limitations
ratione
temporis (paragraphe 68). En d'autres termes, de même qu'il
n'est pas possible d'appliquer différents principes à différents
articles concernant la règle des six mois, il n'est pas davantage
possible d'appliquer différents principes à différents articles
s'agissant des limitations
ratione
temporis. Ce qui est en jeu ici, comme la Grande Chambre l'a
souligné au paragraphe 68 de l'arrêt
Blečić,
est « la sécurité juridique considérée comme une valeur en soi
(...) ».
Considérant ce qui précède, et
reconnaissant l'autorité de l'arrêt de la Grande Chambre, nous
concluons que le grief du requérant tenant au défaut d'enquête
effective est incompatible
ratione
temporis avec les dispositions de la Convention et donc
irrecevable.
Malgré l'arrêt
Blečić,
nous notons avec une vive préoccupation l'incohérence actuelle de la
jurisprudence de la Cour sur ce point.
Le 6 avril 2006 (un mois après l'arrêt
Blečić)
une chambre a décidé de déclarer incompatible
ratione
temporis le grief tiré du volet matériel de l'article 2, mais
de communiquer le grief tiré du volet procédural de ce même article
(Sandru
c. Roumanie (déc.), no 22465/03).
Le 14 septembre 2006, une autre
chambre, se référant à l'arrêt
Blečić,
a déclaré une requête irrecevable (
Kholodov et Kholodova c. Russie (déc.) no 30651/05).
Le 28 juin 2007, la chambre qui avait
adopté la décision
Sandru
a adopté la même approche dans l'affaire
Silih c.
Slovénie (no 71463/01, 28 juin 2007). Le résultat
est diamétralement opposé à celui auquel on est parvenu dans la
décision susmentionnée
Kholodov
et Kholodova c. Russie.
Nous espérons que la Grande Chambre
tranchera bientôt la question de manière claire et définitive.
ARRÊT TEREN AKSAKAL
c. TURQUIE - OPINION PARTIELLEMENT
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